Le sens de la peine. L'aumônier donne-t-il un sens à la peine ?
Par le professeur Frédéric ROGNON (Rencontre formation aumôniers Région parisienne (5 février 2021)
Dans le ministère d’aumônier, nous sommes sans cesse conduits à nous interroger sur le sens de la peine : pourquoi met-on des hommes et des femmes en prison ? Quel sens y a-t-il à cela ?
Le mot « sens » a lui-même plusieurs... sens ! En français, on parle de « sens » pour désigner nos organes des sens (la vue, l’ouïe, le toucher...), mais ce sens ne nous concerne pas ici (même si la prison affecte les sens ; elle est une expérience sensorielle : le bruit incessant, l’horizon bouché, l’odeur et le goût de la cuisine collective, l’odeur du tabac) ; on en parle aussi pour exprimer la signification (que mettons-nous derrière le mot « peine » ?) ; et on en parle enfin pour exprimer l’orientation, le but, la finalité (à quoi sert la peine de prison ?) Chacun des deux derniers sens du mot « sens » renvoie lui-même à une pluralité de réponses, et nous pouvons nous demander laquelle promouvoir en tant qu’aumôniers.
1) La signification de la « peine »
Premier sens du mot « sens », donc : la signification. Que signifie la « peine » ? Le mot « peine », en français, a trois acceptions. La peine est tout d’abord une sanction, une punition, infligée suite à une action répréhensible : « je dois purger ma peine ».
La peine est ensuite une souffrance morale, un chagrin : « cela me fait de la peine », dit-on. Il est intéressant de relever cette ambivalence du mot « peine », qui relie la sanction à une souffrance morale. En quelque sorte, la peine infligée suite à un délit ou à un crime devrait se limiter à une souffrance strictement morale : une privation de liberté (c’est-à-dire de liberté d’aller et de venir) et rien d’autre. Les châtiments corporels et la peine de mort devraient être exclus du champ de la « peine ». Le détenu devrait vivre presque normalement (si tant est que cela est possible si la liberté de mouvement lui est retirée), en tout cas sa dignité et son intégrité devraient être respectées : la prison ne devrait pas être un lieu d’humiliation ni d’avilissement. Voilà ce que nous dit le langage.
Il y a encore un troisième sens au mot « peine » : c’est une activité qui coûte, qui fatigue, qui demande un effort. « À chaque jour suffit sa peine », dit la Bible (Mt 6, 34, dans le Sermon sur la montagne), pour inviter le croyant à ne pas se soucier du lendemain pour la nourriture et le vêtement, à vivre dans la confiance, à s’en remettre à la Providence pour le lendemain (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faudra pas travailler demain, mais que le travail d’aujourd’hui suffit pour aujourd’hui). Cette dernière acception se distingue des deux autres en ceci qu’il s’agit d’une peine choisie et assumée, et non pas d’une peine infligée et subie. Mais une peine-sanction peut devenir une peine-travail si le condamné l’accepte, l’assume et l’investit : il cesse de la subir pour en devenir acteur. Cela nous conduit à interroger le dernier sens du mot « sens » : la finalité.
2) La finalité de la « peine »
On distingue généralement au moins cinq finalités pour la peine (cinq finalités auxquelles j’en ajouterai une sixième, mais un peu de patience, ou de suspense...). Nous parlerons à ce sujet de cinq « paradigmes », c’est-à-dire de cinq modèles, de cinq visions du monde, de cinq conceptions de la vie, qu’expriment les cinq sens (au sens de finalité) de la « peine ». Précisons que le terme de « paradigme » doit être employé avec précaution. Le philosophe des sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1962) parlait de « paradigmes scientifiques » pour signaler le fait que les sciences ne progressent pas de façon linéaire, mais par sauts qualitatifs, par ruptures successives : nous avons changé de paradigme lorsque nous sommes passés du paradigme ptoléméen (la terre est plate et le soleil tourne autour) au paradigme copernicien (la terre est ronde et tourne autour du soleil). Ainsi les paradigmes scientifiques sont mutuellement exclusifs, ils se succèdent dans l’histoire sans retour en arrière possible.
En théologie, on emploie le terme de « paradigme » dans un sens un peu différent : Luther est revenu à un paradigme paulinien (le salut par grâce au moyen de la foi, Paul contre Jacques), il est donc retourné à la source, et son paradigme a coexisté avec celui de la contre-Réforme (le salut par les œuvres, par une surinterprétation de l’épître de Jacques). Au XXe siècle, le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer a réagi contre le paradigme luthérien qui disqualifiait les œuvres, non pas pour les rendre méritoires pour le salut, mais pour les rendre nécessaires à cause du salut (le prix de la grâce contre la grâce à bon marché : relecture rigoureuse de l’épître de Jacques, selon laquelle sans les œuvres la foi est morte), tandis que d’autres théologiens continuaient à disqualifier les œuvres en raison de leur caractère non méritoire, et à confiner la foi au domaine de la vie intérieure). Jacques Ellul a cherché à articuler le prix de la grâce et l’affirmation radicale du salut par grâce : Mt 25 ne signifie pas que nous sommes sauvés par nos œuvres, puisque nous sommes condamnés « dans
la mesure » où nous n’avons pas aimé notre prochain une seule fois (ce qui est notre cas à tous), et nous sommes sauvés « dans la mesure » où nous avons aimé notre prochain une seule fois (ce qui est notre cas à tous), nous sommes donc à la fois condamnables et graciés. Aujourd’hui encore, plusieurs paradigmes théologiques coexistent, et les protestants cherchent toujours à revenir à la source. Il en va de même pour les paradigmes de la « peine » : plusieurs modèles coexistent, et certains resurgissent aujourd’hui. Chaque aumônier peut en faire l’expérience, en les repérant au détour d’une conversation.
a) Premier paradigme : l’expiation
Un premier paradigme confère à la peine le but d’expier. La souffrance du condamné a une vertu cathartique : elle le purifie du mal qu’il a commis, et purifie du même coup la société. Car la peine comme expiation est moins dirigée vers la victime que vers la société, envers laquelle le condamné doit payer sa dette. C’est une sorte de vengeance collective de la société, qui reconstitue son unité en punissant celui qui la menaçait (voir à ce sujet les travaux de René Girard : toute société est fragilisée par les rivalités internes, et l’acharnement sur une victime-coupable lui permet de retrouver sa cohérence). Le condamné est en quelque sorte sacrifié au profit de la cohésion sociale, et sa souffrance a une dimension rédemptrice. Il y a quelques années, dans une émission de France Culture consacrée au sens de la peine, le magistrat Denis Salas a soutenu que cette conception de la peine était périmée, car elle était rattachée à la tradition judéo-chrétienne. Dans un article de 1958 (« Le droit de punir », réédité dans Foi et Vie, vol. CIV, n°1, hiver 2005, p. 75-96), Paul Ricœur avait déjà montré que l’expiation n’avait rien de judéo-chrétien, que c’était une conception païenne : « La mort du Christ, c’est la mort de l’expiation ».
René Girard abonde dans son sens, en indiquant que l’expiation est une procédure païenne, propre au « religieux archaïque », et que le Christ nous invite à trouver d’autres moyens de régler nos conflits : dans l’épisode dit de la femme adultère (Jn 8), tout le monde se réconcilie sur le dos de la femme (alors que la loi de Moïse prévoyait de la femme et de l’homme...), mais Jésus brise cette unanimité en renvoyant chacun à sa conscience, et en ouvrant pour la femme un nouveau chemin de vie. Et selon René Girard, la passion du Christ désamorce et déconstruit le processus traditionnel puisque c’est l’innocent qui donne lui- même sa vie, ce qui ne produit pas le rétablissement de l’unité et de la cohésion sociale (il n’est pas venu apporter la paix mais l’épée). L’expiation a sans doute été réhabilitée par la contre-Réforme, ce qui explique que ce paradigme est loin d’avoir disparu dans l’inconscient collectif des pays catholiques, y compris chez les détenus (« je dois purger ma peine »). Le problème posé par ce paradigme est que le droit est né précisément contre l’idée de vengeance, et que la justice dans un état de droit vise à juguler toute propension vindicative, toute soif de
vengeance. Robert Muchembled (Une histoire de la violence, 2008) a montré que la violence ne cesse de baisser dans nos sociétés depuis le Moyen Âge, en raison de deux facteurs : l’institution judiciaire et les idéaux chrétiens (même dans les sociétés les plus sécularisées).
b) Second paradigme : la protection de la société
Le second paradigme confère à la peine le but de défendre la société contre l’un de ses éléments qui la menace, et donc de mettre celui-ci à l’écart, de l’exclure le plus longtemps possible, voire de le faire disparaître. Tel est le sens des peines de perpétuité et de la peine de mort : faire disparaître un homme dangereux ou l’enfermer pour toujours, est la meilleure solution pour l’empêcher de nuire, et donc pour permettre aux honnêtes citoyens de dormir tranquilles. Il s’agit d’une vision utilitariste de la peine : l’utilitarisme est un courant philosophique qui cherche à établir le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes (en éliminant éventuellement les microminorités qui menacent ce plus grand bien de la majorité) ; ici, le raisonnement utilitariste se traduit par le choix de punir non pas « parce que », mais de punir « pour ». L’objectif absolu est la sécurité, au prix de souffrances pour les infracteurs, et même au risque d’injustices (puisque l’on a condamné à mort des innocents).
Ce paradigme se nourrit de la pensée du philosophe Hobbes (1588-1679, Léviathan : 1651), qui considérait que « l’homme est un loup pour l’homme », et que les membres d’une société doivent donc renoncer à leur liberté en échange de la sécurité : ils remettent ainsi leur liberté entre les mains d’un État fort, qui peut les protéger (contre eux-mêmes !) par le glaive. Malgré l’abolition de la peine de mort, ce paradigme n’a pas disparu : on le voit ressurgir à travers les nouvelles prisons sécuritaires, ainsi que les velléités de perpétuité réelle (aux États-Unis, on peut être condamné à 300 ans de prison..., mais on peut aussi être exécuté sur une chaise électrique après des années de détention : sorte de double peine, de combinaison entre perpétuité et peine de mort). En France, on retrouve la même logique notamment dans la loi de 2008 sur la rétention de sûreté, qui autorise le maintien en détention d’un condamné à une longue peine, qui a purgé celle-ci mais est considéré comme « dangereux ». Cette notion de « dangerosité » transforme totalement la conception de la justice, la rendant dépendante à l’égard de l’état de l’opinion et du discours des médias. Le grand problème posé par ce paradigme est d’ordre éthique : quelle espérance peut nourrir un détenu qui n’est même pas assuré de sortir un jour ? En 2011, avec Brice, nous avons rencontré à la prison de Ducos en Martinique, Pierre-Just Marny, le plus vieux détenu de France, né en 1943, incarcéré en 1963, âgé de 68 ans et donc en prison depuis 48 ans, aveugle, donc inoffensif, mais qui restait en prison car il ne voulait pas retourner à Fresnes pour six semaines d’observation
comme la loi l’exigeait ; et de désespoir, il s’est suicidé quelques temps plus tard.
c) Troisième paradigme : la rétribution
Le troisième paradigme marque un tournant dans l’histoire de la justice. Il ne s’agit plus de faire expier ni d’exclure, mais de rappeler la loi qui a été transgressée, et ainsi d’infliger une peine rigoureusement équivalente au délit ou au crime commis. C’est le juriste italien Cesare Beccaria (1738-1794) qui a formalisé cette conception de la justice dans son ouvrage classique : Des délits et des peines (1764). Il y propose de faire correspondre une peine à chaque infraction, et s’élève d’ailleurs contre la torture et la peine de mort, car à ses yeux aucun crime, même le plus abject, ne mérite des traitements cruels et inhumains ou la mort, dans une équivalence entre le mal commis et la mal subi : c’est le refus de la loi du Talion, que Jésus va subvertir dans le Sermon sur la montagne. Ainsi, pour Beccaria, seraient abolis les peines excessives, démesurées, mais aussi l’arbitraire de la justice, qui variait « selon que vous serez puissant ou misérable », comme le disait La Fontaine.
Le livre de Beccaria aura un grand succès dans l’Europe des Lumières, notamment auprès de Voltaire, Diderot et d’Alembert, et inspirera puissamment la nouvelle justice mise en place par la Révolution française. C’est officiellement ce paradigme qui régit toujours notre pratique de la peine, comme dans tout état de droit. Le problème qu’il pose est celui qui semble relever d’une pensée magique : y a-t-il réellement une équivalence entre l’infraction et la peine, comme si la souffrance (strictement morale) que l’on fait subir à l’infracteur pouvait effacer celle (physique et morale) qu’il avait fait subir à la victime ? Et c’est aussi l’expression d’une naïveté, ou d’un aveuglement, quant à la réalité de la condition carcérale : celle-ci ne se réduit jamais à la pure privation de liberté, qui est la seule peine légitime pour Beccaria ; la prison signifie pratiquement toujours en même temps rupture de liens familiaux et sociaux, perte du logement, désintégration sociale, perte d’emploi, perte de la compagne, renoncement à toute vie sexuelle, perte de la respectabilité dans son village ou son quartier, diminution de l’état de santé, perte des repères nécessaires à la vie sociale, harcèlement, racket et violence, stigmatisation si on est condamné pour affaire de mœurs, plongée dans la délinquance pour des primo-arrivants, sans parler de la radicalisation pour les islamistes. Enfin, une peine qui correspond rigoureusement à l’acte délictueux qui a été commis, ne résout pas le problème de la temporalité, c’est-à-dire du temps délétère parce que gaspillé à attendre la sortie, si ce temps n’est pas mis à profit pour préparer cette sortie et conjurer les risques de récidive.
d) Quatrième paradigme : la réhabilitation
C’est pour tenir compte de cette limite que Paul Ricoeur (dans « Sanction, réhabilitation, pardon », in Le Juste 1, 1995, p. 193-208) propose de concevoir la finalité de la peine comme une réhabilitation. En effet, la peine comme rétribution a le défaut de toujours ramener, tout au long de la peine, le détenu vers son passé : il est en prison parce qu’il a commis tel acte, et tout son quotidien, des murs de la cellule au rythme de la journée qui lui est imposée, de la promiscuité avec des codétenus qu’il n’a pas choisi à l’attitude des surveillants à son égard, des repas qu’il ne prépare plus lui-même à la promenade qui peut présenter un risque pour son intégrité physique, tout son quotidien lui rappelle pourquoi il est là, à cause de ce qu’il a fait dans un passé plus ou moins lointain. Or, toute personne est plus grande que ses actes, y compris que ses crimes, et il convient de ne pas l’y réduire. Comme le disait un criminologue du début du XXe siècle : « Nous ne sommes pas des criminels, mais des passagers de la criminalité ». La stricte application du paradigme de la rétribution ne prépare pas la réhabilitation du condamné au sein de la société, et par sa logique même, la prison facilite trop souvent la récidive, ou tout au moins la désinsertion. Tout doit donc être fait pour réinsérer le détenu dans la société, voir pour l’insérer lorsqu’il vivait déjà auparavant dans la marginalité, en orientant délibérément la peine vers l’avenir plutôt que vers le passé.
Le problème lié à ce paradigme tient à l’ambivalence fondamentale de la condition humaine : même en Suède où une volonté politique et de gros investissements financiers ont semblé prendre au sérieux la question de la réinsertion (il y a un surveillant par détenu, là où en France il y en a un pour trois, le surveillant est donc plutôt un éducateur et un tuteur personnalisé), on constate que les résultats, quoique honorables, ne sont pas à la hauteur de l’effort ; ainsi les prisons sont devenues tellement « confortables » que les plus démunis des détenus cherchent à y retourner dès leur sortie, surtout au seuil de l’hiver... Je me souviens avoir visité une prison près de Stockholm dans laquelle le mitard donnait sur un magnifique parc avec un lac et une forêt, et était la plus belle cellule de l’établissement. Certains détenus calculent même le montant de la peine correspondant à tel délit (s’inscrivant donc dans le paradigme de la rétribution, conjugué ici avec celui de la réhabilitation), comme commettre juste le petit délit qui les maintiendra au chaud le temps de la saison hivernale qui est particulièrement rude en Scandinavie.
Je donnerai un autre exemple de réhabilitation, assez exceptionnel, une réhabilitation par la philosophie. J’ai lu récemment le témoignage de Pierre
Haese : Épictète en prison. Une rencontre improbable (2017). Pierre Haese a été condamné à quatorze ans de prison pour homicide. Il raconte l’enfer de la prison, qui l’aurait conduit soit au suicide soit à la folie, s’il n’avait pas fait une rencontre philosophique qui, dit-il, lui a sauvé la vie et a préparé la sortie. Il reconnaît que certains détenus se convertissent à Jésus-Christ en prison, mais lui s’est converti à Épictète. Qui était Épictète ? Un philosophe stoïcien du premier siècle de notre ère, donc contemporain de Jésus et de Paul. Il est question des philosophes stoïciens et épicuriens dans le Nouveau Testament, en Ac 17, 18, lors du séjour de Paul à Athènes, mais leur rencontre tourne court. Et pour cause : les stoïciens proposaient un salut par soi-même. Il s’agit de se libérer de tout ce qui nous opprime par les forces de notre propre raison. Par un ascétisme et un détachement absolu à l’égard du monde et de tout ce qui nous arrive, en regardant toute chose comme ne dépendant pas de nous. Ce qui dépend de nous, c’est seulement notre jugement sur les choses, nous pouvons donc, par un travail quotidien sur nous-mêmes, changer notre jugement et accueillir tout ce qui nous arrive avec un esprit impassible, que rien ne trouble. Pierre Haese a découvert le Manuel d’Épictète à la bibliothèque de la prison, et il s’est appliqué aux exercices quotidiens qui lui ont donné une carapace suffisante pour traverser les années de prison. En sortant, il était devenu philosophe stoïcien, insensible au monde mais vivant. Ce témoignage m’a beaucoup touché et un peu troublé, car je me dis que la réhabilitation peut passer par l’insensibilisation. Ce qui n’est pas vraiment l’optique chrétienne, et l’aumônerie a sans doute une part à prendre dans la préparation à la sortie, avec une autre perspective.
e) Cinquième paradigme : la restauration
C’est en raison de ces ambivalences et de ces limites du quatrième paradigme, de la peine comme réhabilitation, nous pouvons aller plus loin que Paul Ricœur, et nous engager sur les chemins de la justice restaurative. Il ne s’agit pas seulement de réinsérer celui qui sort de prison dans la société, mais de restaurer l’identité blessée chez l’infracteur et chez la victime, en prenant en compte les besoins de la communauté, comme l’explique Howard Zehr dans La justice restaurative (The Little Book of Restaurative Justice, 2002, La justice restaurative. Pour sortir des impasses de la logique punitive, trad. Labor et Fides 2012). La relation brisée entre ces trois pôles peut être reconstruite, « retricotée », en leur permettant de communiquer, de se dire quelque chose, parfois même de se rencontrer. On constate en effet que la victime se sent souvent dessaisie de l’affaire qui la touche par la justice pénale, qui considère le crime comme violation de la loi et de l’ordre garanti par l’État, davantage qu’atteinte à l’intégrité ou aux biens d’une victime. Par la justice restaurative, la victime devient partie prenante, elle se voit reconnue dans ses besoins. En général, la victime a besoin de comprendre ce qui s’est passé, le pourquoi de ce qui l’a fait souffrir. Dans l’expérience pilote menée à Poissy (dont on bénéficie
de témoignages et d’une analyse dans le livre dirigé par Robert Cario : Les rencontres détenus-victimes. L’humanité retrouvé, 2012), des victimes ont ainsi exprimé leur grand soulagement après avoir pu correspondre avec leur infracteur. Lorsque la rencontre directe n’est pas possible, des rencontres entre victimes et infracteurs impliqués dans des affaires différentes ont également donné de beaux résultats pour les uns et pour les autres.
L’infracteur lui-même éprouve souvent le besoin d’un contact, au moins épistolaire, sinon direct, avec sa victime, pour lui exprimer sa honte, lui présenter des excuses, voire parfois lui demander pardon. Lorsque cela peut se faire, par exemple par le biais de l’aumônier qui a un rôle de facilitateur d’expression écrite, on constate là aussi une grande libération intérieure, un début de guérison de part et d’autre. Pour l’infracteur, c’est la sortie d’une attitude de déni, une reconnaissance de ses torts et l’entrée dans une démarche de responsabilité, tournée non plus vers le passé mais vers l’avenir. Il ne s’agit évidemment pas de l’imposer : tout le monde n’y est pas prêt, et surtout pas à tout moment, mais de le proposer et de répondre au besoin lorsqu’il s’exprime.
L’une des grandes innovations de la justice restaurative, c’est de prendre en compte la communauté, et de sortir ainsi de la polarisation victime/infracteur. Car une infraction n’affecte pas que la victime directe, mais aussi sa famille, son quartier, son village. Ces « micro-communautés » peuvent être partie prenante du processus de justice restaurative, de telle sorte que l’infracteur puisse un jour revenir habiter dans ces lieux. Des « conférences familiales », « cercles de responsabilité » ou « cercles de guérison » ont été mis en place, aux États-Unis et au Canada, pour chercher ensemble une solution qui convienne à tous.
Les pays anglo-saxons, mais aussi la Belgique, pratiquent depuis un certain nombre d’années la justice restaurative, non pas comme substitut à la justice pénale, mais comme complément, une fois la peine prononcée, et au moment souhaité par les parties concernées. Lorsqu’un infracteur et une victime parviennent à se mettre d’accord sur l’attitude à adopter en cas de rencontre inopinée à l’avenir, les exigences des libérations conditionnelles sont mieux respectées. Et les conséquences sur la réduction de la récidive sont incontestables.
La justice restaurative n’affecte pas le prononcé de la peine, mais elle peut en changer le sens : il ne s’agit plus seulement de « payer » tant d’années de prison en fonction de la gravité d’un acte passé, mais de restaurer une relation en vue d’un avenir ouvert. La perspective est donc qualitative et non plus quantitative, et la responsabilité prend le relais de la culpabilité. On ne gère plus seulement le temps, on construit un projet.
La grande avancée de la justice restaurative est qu’elle permet au condamné de donner lui-même un sens à sa peine, au lieu de subir un sens qui lui est imposé. Et l’aumônier peut l’accompagner dans cette quête. Le rôle des aumôniers dans la justice restaurative n’est pas central, ils sont plutôt des facilitateurs. Il n’empêche que c’est l’aumônerie protestante dans son ensemble, en tant que service et qu’interlocutrice des pouvoirs publics, qui a joué un rôle décisif pour l’inscription de la justice restaurative dans la loi du 15 août 2014, en réussissant à convaincre la garde des Sceaux de l’époque, Christiane Taubira, à la prendre en compte. Mais il me semble que la vocation des aumôniers en relation au sens de la peine se situe ailleurs.
f) Sixième paradigme : l’espérance
Je proposerai donc à la réflexion et à la discussion le principe d’un sixième paradigme du sens de la peine, propre à l’aumônerie des prisons, et qui peut constituer sa contribution spécifique aux efforts faits pour donner un sens à la peine. Ce sixième paradigme peut paraître inattendu, paradoxal dans le cadre de la prison qui est un « monde immonde », un lieu de désespoir : c’est le paradigme de l’espérance. Paradoxe, mais non contradiction, paradoxe révélateur de ce qu’est l’espérance, car elle surgit précisément du désespoir. Et en ce sens, les aumôniers, à mon sens, sont en effet des porteurs d’espérance, ou plus exactement des serviteurs de l’espérance : ils sont au service de cette espérance qui vient d’ailleurs et qui les dépasse.
Qu’est-ce donc que l’espérance ? Une première distinction doit être faite : l’espérance, ce n’est pas l’espoir. L’espoir, c’est la perspective d’une amélioration de la situation, à vues humaines. Mais l’espoir statistique, ce n’est pas l’espérance, qui relève, elle, de l’existentiel, de ce qui fait le sens même de notre existence, la valeur et la saveur de notre vie. Le théologien Jacques Ellul distinguait nettement l’espoir de l’espérance : on sait bien que « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », et que « l’espoir fait vivre ». Mais pour Jacques Ellul, l’espérance est le contraire de l’espoir, car c’est quand il n’y a plus d’espoir que surgit l’espérance. Or, l’espérance est le fil rouge qui se déroule tout au long de la Bible.
Dans l’Ancien Testament, le terme hébreu que l’on traduit par « espérance » est, comme toujours en hébreu pour exprimer une notion spirituelle profonde, un terme très concret : « tiqvâ », c’est une corde tendue entre deux personnes. L’espérance, c’est donc une corde tendue entre aujourd’hui et demain. Nous retrouvons d’ailleurs cela en français, lorsque nous disons que nous « attendons », c’est-à-dire que nous sommes « tendus » vers un bien à venir, avec endurance et persévérance. Dans la Bible, l’espérance est toujours liée aux promesses de Dieu : notre Dieu est un Dieu fidèle, et donc
fiable, qui fait des promesses et qui tient ses promesses. L’Ancien Testament témoigne de cette fidélité de Dieu, qui sans cesse promet et accomplit ce qu’il a promis. L’espérance concerne d’abord des biens matériels: c’est la terre promise, c’est la prospérité, c’est la délivrance et le rétablissement du peuple. Puis l’espérance évolue (car il y a un progrès dans la révélation biblique), elle évolue des biens matériels vers des biens spirituels : ce qui est promis, c’est la réconciliation et l’harmonie relationnelle, c’est la joie et le bonheur, et finalement, dans les textes les plus tardifs de l’Ancien Testament, l’espérance concerne la venue du Messie, elle concerne la résurrection, et enfin c’est Dieu lui-même qui s’identifie à l’espérance.
En entrant dans le Nouveau Testament, la promesse suprême de Dieu s’accomplit en Jésus-Christ : la fidélité de Dieu se trouve attestée par la venue du Messie. Et c’est Jésus-Christ lui-même qui est appelée « notre espérance ». L’espérance est relancée lorsque Jésus annonce le Royaume de Dieu. Mais ce Royaume n’est pas seulement quelque chose à attendre pour l’avenir. Dans l’évangile de Luc (Lc 17, 20-21), il nous est raconté une scène où les pharisiens demandent à Jésus quand viendra le Royaume et comment on le reconnaîtra (en employant le futur) ; et Jésus leur répond (au présent !) : « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous ! » Or, il nous faut visualiser la scène, comme souvent dans les évangiles, pour mieux la comprendre : les pharisiens entourent Jésus, par conséquent celui-ci est « au milieu » d’eux, c’est donc de lui-même qu’il parle lorsqu’il parle (au présent !) du Royaume de Dieu. Et il en a parlé ainsi il y a deux mille ans. Le Royaume de Dieu, c’est donc la présence de Jésus au milieu de nous, ou encore (autre traduction possible du grec : « èntos humôn »), « au-dedans de nous ». Le Royaume de Dieu est à la fois déjà là et pas encore là, puisque Jésus est présent au milieu de nous, mais qu’il reviendra pleinement à la fin des temps. Quelle est donc la différence entre la foi et l’espérance ? On pourrait dire, d’une simple formule, que l’espérance c’est la foi pour demain, et que la foi c’est l’espérance pour aujourd’hui. La foi est une relation vivante que nous entretenons avec le Dieu de Jésus-Christ, et l’espérance la persévérance dans cette relation vivante lorsque nous nous tournons vers l’avenir.
Relisons donc maintenant les textes qui concernent notre avenir, qui rendent compte des promesses de Dieu pour l’avenir, et qui nourrissent donc notre espérance. Car si la Bible raconte la fidélité de Dieu au passé, en attestant de son alliance et des promesses qu’il a faites à son peuple et qu’il a accomplies, et si chacun d’entre nous pourrait témoigner de ce que Dieu a déjà réalisé dans sa vie, il y a des textes bibliques qui nous parlent de notre avenir. Il y a notamment deux textes : celui que nous avons lu tout à l’heure, Ro 8, 31 à 39, et par ailleurs le fameux texte de Mt 28, 20, le tout dernier verset de l’évangile selon Matthieu. Paul dit aux Romains : « Ni la mort ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur ». Et Jésus nous dit dans la finale de
l’évangile selon Matthieu : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde ». Notre Dieu est un Dieu fidèle et fiable. Or, pour notre avenir, il ne nous promet pas que le procès se passera bien, il ne nous promet pas une remise de peine ou une libération conditionnelle, il ne nous promet pas la vaccination rapide de tous contre la Covid, il ne nous promet pas la réussite de la COP 21, il ne nous promet pas la fin du terrorisme, il ne nous promet pas l’amélioration de la situation économique (tout cela relève de l’espoir). Mais il nous promet la présence de Jésus-Christ. Et cela, tous les jours : dans les jours de joie comme dans les jours de nuit. Dans nos échecs comme dans nos succès. Rien ne nous séparera jamais de notre Dieu. Telle est notre espérance, à distance autant de l’espoir que du désespoir. Telle est notre espérance, dont nous devons toujours être prêts à rendre compte devant nos contemporains, partagés qu’ils sont entre l’espoir et le désespoir. Et dont nous devons rendre compte devant les détenus, attendant leur remise de peine ou leur libération avec un mélange d’espoir et de désespoir.
L’espérance consiste à être fermement attachée à la conviction que notre avenir est en Jésus-Christ. Nous n’avons donc rien à craindre, car rien jamais ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur. C’est en ce sens que les aumôniers sont des serviteurs de l’espérance, et que c’est cela qui fait leur contribution aux efforts pour donner un sens nouveau à la peine.
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